Contre le protoxyde d’azote, le corps médical se mobilise

Encore marginal il y a quelques années, l’usage détourné du gaz hilarant s’est aujourd’hui largement répandu chez les jeunes. À l’hôpital, les professionnels de santé se retrouvent confrontés à cette nouvelle addiction ainsi qu’aux séquelles parfois graves et encore difficiles à cerner avec précision.

Des campagnes de prévention sont également organisées par le docteur Grzych, comme ici à Hénin-Beaumont (Pas-de Calais), le 17 novembre.

Rémy Diesnis est médecin urgentiste à l’hôpital de Roubaix, dans le Nord, depuis douze ans.
Fin 2020, il a commencé à voir affluer de jeunes patients présentant des troubles neurologiques « atypiques ». Les symptômes étaient très variés : douleurs dans les jambes, incapacité à marcher depuis plusieurs semaines, voire paraplégie. Mais impossible de rattacher ces signes à des pathologies connues. « Nous avons pensé au syndrome de Guillain-Barré, mais cela ne correspondait pas », explique-t-il. Grâce à des examens approfondis et à des échanges avec des collègues
d’autres hôpitaux, l’équipe a finalement établi un lien avec la consommation de protoxyde d’azote. Détourné, ce gaz qui se trouve dans les cartouches pour siphons à crème Chantilly, dans les aérosols d’air sec ou dans les bonbonnes destinées à un usage médical ou industriel procure une sensation d’euphorie proche de l’ivresse, souvent accompagnée de rires incontrôlables, d’où son surnom de « gaz hilarant ». Ses effets, immédiats, s’estompent en deux
à trois minutes. « Comme cela ne dure pas longtemps, on se dit que ce n’est pas dangereux, et on a envie de recommencer », analyse Bernard Basset, président d’honneur d’Association Addictions France. L’usage récréatif de cette substance existait déjà dans les milieux mondains du XIXe siècle. Il réapparaît au cours des années 1990 dans la scène techno, puis, au début des
années 2000, parmi les étudiants en santé, qui connaissent le protoxyde d’azote pour ses propriétés anesthésiantes. Et c’est à
la fin des années 2010 que la consommation commence à exploser dans la population générale.
Depuis 2020, les signalements d’intoxications liées à son usage détourné augmentent sans interruption, relèvent l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), Santé publique France et l’Anses. « On estime qu’un jeune
de moins de 25 ans sur dix en a consommé au cours de l’année indique Rémy Diesnis. Lui-même
tient un registre de ses patients consommant du « proto ». En 2024, il en a recensé une cinquantaine. « En 2025, ce chiffre a été atteint en septembre », regrette-t-il. Perte de coordination, troubles moteurs, paralysies partielles,
bouffées délirantes, hallucinations, mais aussi thromboses, AVC ou infarctus… La consommation de protoxyde d’azote peut entraîner des dégâts majeurs.
« En 2021, 80 % des cas signalés au centre d’addictovigilance présentaient des complications neurologiques, et 65 % des symptômes rapportés aux centres antipoison concernaient des atteintes neurologiques ou neuromusculaires »,
précise le professeur Laurent Karila, addictologue à l’hôpital Paul-Brousse (1).
Et tous les médecins le soulignent : il reste beaucoup d’inconnues. « Il se passe quelque chose au
niveau du cerveau, mais nous avons encore du mal à le percevoir », explique Christophe Riou,
addictologue au CHU de Lyon.
« Nous constatons simplement que les jeunes que nous suivons présentent un déficit cognitif parfois impressionnant », poursuit-il, citant l’exemple d’un test consistant à citer les images d’un lion, d’un rhinocéros et d’un chameau, souvent raté par ses patients.
« C’est pourtant simple. On ne voit pas cela avec d’autres types de drogues… », ajoute-t-il. Les séquelles à long terme restent elles aussi difficiles à évaluer. « La littérature sur le sujet est limitée, explique le médecin urgentiste Rémy Diesnis. Une
étude datant de quelques années indiquait qu’un patient sur cinq récupérait complètement, qu’un sur vingt ne montrait aucune amélioration malgré les traitements, et qu’une grande majorité conservait des séquelles partielles, allant de simples douleurs à une faiblesse compromettant la marche. » C’est notamment pour mieux comprendre ces effets que l’urgentiste a participé à la création de Protoside. Cette association, dédiée à la prévention et au traitement des intoxications
au gaz hilarant, mène des projets de recherche, contribue à monter des centres de compétences
pluridisciplinaires accueillant les patients et forme les professionnels de santé. « Beaucoup ignorent l’existence du protoxyde d’azote et peuvent passer à côté d’un diagnostic. Faute d’outils fiables pour mesurer l’exposition à ce gaz, il s’agit d’une véritable épidémie silencieuse », observe Guillaume Grzych, biologiste au CHU de Lille et président de Protoside.

En attendant la création d’une filière de soins nationale ou d’un protocole officiel, les professionnels de santé s’organisent
comme ils peuvent.

Le suivi des patients reste inégal selon les régions et les centres hospitaliers, certains étant mieux formés que d’autres. Pour le professeur Laurent Karila, le protoxyde d’azote doit être considéré comme « une nouvelle substance dans le paysage des addictions », nécessitant de mettre au point un protocole de prise en charge et de renforcer les campagnes de
prévention. En attendant la création d’une filière de soins nationale ou d’un protocole officiel, les professionnels de santé s’organisent comme ils peuvent. Constatant que les patients intoxiqués arrivaient souvent dans des situations déjà compliquées, l’addictologue Christophe Riou a lancé une téléconsultation spécifique, la première en France : quatre
créneaux de trente minutes, ouverts tous les mardis de 15 h 30 à 17 h 30. L’objectif est d’évaluer les
habitudes de consommation du patient et, en cas d’usage problématique, de proposer une consultation en présentiel. Un an plus tard, le dispositif rencontre déjà un grand succès. « Je pensais dépister des personnes légèrement inquiètes d’avoir consommé quelques ballons. Mais nous recevons uniquement de très gros consommateurs, venant parfois de Paris
ou de sa banlieue », dit-il. Même succès pour Protoside, qui peine désormais à répondre à toutes les sollicitations. « Nous recevons des demandes de patients en détresse et de leurs proches tous les jours. Encore ce week-end, une mère m’a contacté pour parler de son fils désespéré, dont le médecin ne sait pas quoi faire », explique Guillaume Grzych. Leur objectif vise également les patients en refus de soins, qui ne prennent pas conscience de leur addiction.
« Beaucoup de jeunes s’automédicamentent pour pouvoir continuer à consommer. Parfois, les mêmes réseaux qui vendent du protoxyde d’azote proposent aussi de la vitamine B12. Cette consommation autonome ne protège en rien des risques », insiste Rémy Diesnis.
L’association de prévention Stop ballons, lancée il y a quelques semaines à Mantes-la-Jolie, connaît le même engouement.
Elle est déjà contactée par des collèges, des lycées et même des centres pénitentiaires pour mineurs. Son président et fondateur, Arnaud Dalbis, est directeur de la clinique L’Oiseau blanc. Il en a eu l’idée après avoir vu de nombreux jeunes lourdement handicapés en rééducation à cause de cette consommation. Son vice-président, Omar, 22 ans, a lui
aussi été confronté au phénomène : « Dans mon quartier, tout le monde en prend. Il ne faudrait
pas qu’on se retrouve tous en fauteuil roulant dans dix ans ! »

Un danger dans le traitement des déchets

L’usage détourné de protoxyde d’azote pose aussi des problèmes environnementaux. L’augmentation de la consommation
récréative de ce gaz se traduit en effet par des dépôts sauvages sur la voie publique de déchets métalliques, sous la forme de cartouches, de bouteilles ou de bonbonnes difficiles à recycler. Quand ils sont jetés dans des poubelles, ces contenants représentent par ailleurs un danger pour les installations de traitement des déchets et les personnes qui y travaillent. Si elles ne sont pas entièrement vidées, des bonbonnes peuvent provoquer des explosions dans les fours d’incinération et des incendies dans les centres de tri.

Vers une législation durcie, sans forcément interdire le produit

En vente libre en France, sauf pour les mineurs, le protoxyde d’azote est impliqué dans une série d’accidents de la route
mortels. Sans aller jusqu’à une interdiction, il est envisagé par le gouvernement de renforcer la législation pour l’ensemble de la population en sanctionnant les usages détournés et le trafic.

Le ministre de la justice Gérald Darmanin « souhaite » que ce produit soit inscrit sur la liste des stupéfiants.

Une série d’accidents de la route mortels impliquant des conducteurs qui avaient consommé du protoxyde d’azote a relancé le débat en cette fin d’année. Faut-il totalement interdire la vente de ce produit aux particuliers, fut-il acheté pour préparer de la crème Chantilly dans sa cuisine le dimanche, au motif que son usage détourné est problématique ? En l’état actuel du
droit, le gaz dit « hilarant » n’est pas considéré comme un stupéfiant.
Seule sa vente aux mineurs, ainsi que dans certains lieux (bars, boîtes de nuit, bureaux de tabac…), est interdite depuis une loi de 2021.
Pour le reste, la substance prisée pour ses effets euphorisants est commercialisée en toute légalité, à la fois dans des magasins et sur Internet, pour son usage alimentaire. La molécule est par ailleurs produite par l’industrie pour des utilisations diverses : anesthésie, réfrigération, fabrication d’équipements électriques… Mais les parlementaires et le gouvernement veulent renforcer la législation.
Le 29 janvier, l’Assemblée nationale a voté une proposition de loi (PPL) transpartisane, qui étend les dispositions de 2021 aux majeurs et à « l’ensemble des lieux publics et des commerces et en ligne ». « Il ne s’agit pas d’une interdiction totale, mais d’une restriction de la vente aux seuls professionnels », précise le député du Rhône Idir Boumertit (La France insoumise), qui a porté le texte. « Aujourd’hui, on est dans une espèce d’entre-deux. Une interdiction lèverait le flou pour les forces de l’ordre et ferait clairement prendre conscience du danger de ce produit. »
Cette PPL n’a pas été inscrite à l’ordre du jour du Sénat, qui a voté le 6 mars sa propre proposition de loi. Cette fois, il ne s’agit pas d’interdire mais de permettre la verbalisation des consommateurs qui font un usage récréatif du produit. « Le
problème, ce n’est pas le protoxyde d’azote, c’est son usage détourné », argue Ahmed Laouedj, sénateur de Seine-Saint-Denis (RDSE), qui a présenté ce texte. « Il faut donner des outils aux magistrats, aux policiers et aux maires pour pouvoir sanctionner ces usages. »
Mettre fin à la vente libre aux particuliers ? Ou réprimer l’usage récréatif et le trafic ? L’arbitrage de Matignon n’a été encore officiellement rendu, mais le gouvernement penche plutôt vers la seconde option, une interdiction de vente lui paraissant difficile à mettre en application pour des articles largement diffusés par des sites Internet domiciliés à l’étranger.
Interrogé vendredi 12 décembre sur RTL, le ministre de la justice Gérald Darmanin a de son côté déclaré « souhaiter » que le protoxyde d’azote soit inscrit sur la liste des produits stupéfiants. Il a aussi affirmé qu’il voulait que sa consommation au volant soit « une circonstance aggravante » en cas d’accidents de la route mortels. En attendant, les arrêtés municipaux et préfectoraux se multiplient pour interdire localement la détention et l’inhalation de ce gaz dans l’espace public, en s’appuyant notamment sur le code de la santé publique. « Les autorités bricolent », estime le député du Nord Vincent Ledoux (Ensemble pour la République), qui appelle à « légiférer assez vite » tout en reconnaissant que la question est « extrêmement complexe ».
Une législation plus répressive impliquera en effet de se donner les moyens de la faire appliquer, alors qu’il n’existe pour l’instant aucun test pour détecter une consommation délictuelle. « La restriction de l’offre peut entraîner la participation d’organisations criminelles », souligne par ailleurs l’Agence de l’Union européenne sur les drogues (Euda) dans une synthèse sur le sujet. Dans le même temps, selon une note émanant cette fois de l’Office anti-stupéfiants (Ofast) et consultée par l’AFP, des trafics « de plus en plus structurés » se développent déjà. Et les trafiquants profitent «d’un quasi-vide juridique ».

Lien vers l’article : https://www.la-croix.com/sante/protoxyde-d-azote-comment-les-professionnels-de-sante-se-mobilisent-face-a-cette-epidemie-silencieuse-20251214

 

 

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